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Le travail comme souffrance

LE TRAVAIL COMME SOUFFRANCE ?  

A l’origine : tripalium et damnation

 

          La langue dans son historicité, est pourvoyeuse de sens, et se charge de nous renvoyer à l’origine : - travail - issu du latin tripalium (1220) signifiant : "instrument de torture, outil pour immobiliser les animaux". C'est dire que la souffrance, est inscrite sans détours dans la mémoire sémantique. On pourra cependant dire que l’étymologie n’est pas la vérité, qu’elle invite souvent à se fourvoyer dans des semblants… à faire fausse route. 

Néanmoins la thèse qui pourra ici paraître particulièrement appuyée, ne fait que restituer ce qui git usuellement dans l’ombre : il s’agit donc d’opérer un dévoilement de ce que l’idéologie ambiante recouvre et induit, elle qui par définition voile la perception de nos contemporains. L’hyperbole ne se situe pas dans ce qui relèverait d’un mode de dénonciation polémique ou démesuré, elle s’incarne bien plutôt dans le réel. Elle n’est pas tant de l’ordre du dire, que du fait, ou du faire. Il est aussi manifeste que ce qui se dit ici, aura été depuis longtemps pointé sur un mode plus global, plus général, plus philosophique  et ce faisant moins -précis ; qu’il s’agisse des réflexions sur l’être et la technique (Heidegger), sur la postmodernité, sur notre mondialisation disruptive, quoiqu’il en soit nous nous centrons ici sur la notion de travail, et de ses incidences directement – cliniques. 

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          A l’orée de l’histoire de la philosophie occidentale, Aristote récusait toute portée créatrice au « labeur » : il relevait pour lui de la poiésis (production) articulée à un réseau de dépendances, par opposition à la praxis (création) « expression de la liberté publique du citoyen ». [2] Selon le sociologue M. Freitag, « les grecs ne connaissent rien d’équivalent au « travail » moderne, ou alors c’est dans l’activité de l’esclave productif (sic)qu’il faudrait alors aller chercher chez eux l’équivalent ».[3]

En terre chrétienne, le récit du péché originel donnera pour longtemps une coloration nettement négative au travail qui relèvera de la pénitence même s’il pourra s’inscrire dans une logique rédemptrice, de rachat.[4] Le moyen-âge privilégiera ainsi cette idée du travail comme souffrance au détriment de son acception plus positive renvoyant à l’idée de création. Au XVIIe et XVIIIe siècle, les jansénistes renforcent cette idée du travail comme « moyen pénitentiel qui contribue au salut individuel, d’où l’exaltation de son aspect pénible, ennuyeux, monotone et exténuant », tandis que les jésuites considèrent le travail comme discipline ascétique, réparatrice et expiatoire, peine infligée à l’homme pour sa désobéissance et sa rébellion. 

C’est surtout avec l'idéologie toujours tenace des penseurs des Lumières (de Hobbes à A. Smith) que le travail trouvera une dignité nouvelle jusqu'à nos jours... Marx, hegelien de gauche, verra dans le travailleur-aliéné, exploité, le sujet révolutionnaire par excellence, et dans le travail-aliénant, le substrat de l'émancipation à venir. Le travail dans cette lecture chrétienne sécularisée, faisait toujours de la souffrance une vertu et une promesse eschatologico-révolutionnaire. Cette relecture de la dialectique du Maître et de l'esclave d’Hegel, connaitra un succès jusqu’à ce qu’en 1967, un certain H. Marcuse, de l’école de Frankfort, ne déclasse, le prolétariat, au grand dam de la gauche tr[5]aditionnelle, comme force révolutionnaire emportant avec elle, le « sens de l’Histoire » et ses experts. On verra dans la même foulée, une critique issue des rangs de la sociologie avec J. Baudrillard ou des situationnistes avec G. Debord : consommation et spectacle achevant de confondre les aspirations révolutionnaires en les vouant à néant.[6] Avec Ph. Muray le triomphe d’homo festivus témoigne de la fin du film et de l’histoire qu’il raconte.

Ce qui apparait en d’autres termes, est que le labeur en son immanente bêtise, disjoint (de plus en plus durant le cours du XXè siècle) de toute praxis créatrice selon l’acception aristotélicienne, ne semble plus porteur d’aucune transcendance ou de dépassement quelconque, et la rédemption apparait dès lors pour ce qu’elle aura été : une illusion servile, s’achevant dans l’espérance bornée de la fête et de la consommation.  Horizon ultime. La consommation, l’existence à crédit, et l’effacement de toute dette, individuelle (voire étatique), c’est la fête promise au plus grand nombre et la fin consommée de l’ancienne - névrose[7] : bémol - pour consommer, il faut travailler. « Travailler plus pour gagner plus »  et la fête sera la gratification plébéienne immédiate (le foot, la télé réalité, The Voice, etc...).[8] La bêtise pourra filer son train d’être, et le prolétariat (agrégeant  désormais dans les sociétés dites « avancées» les classes dites moyennes) continuer à être indéfiniment abusé...[9] Identification à l’agresseur faisant, selon le concept ferenczien, c’est le Capital, qui aura réussi à être fantasmé par les masses via les médias, la téléréalité, et autres GAFA etc, comme acteur princeps de leur libération festive délivrant ainsi - l’individu (forme simple et atomique de l’humain, échappant aux solidarités moléculaires proprement humaines, que le Capital a tout intérêt à réduire et dissocier), de ses chaines corticales, de sa faculté de pensée, de son histoire, et invitant tout un chacun à devenir actionnaire  de sa vie-au-présent (télos et nec plus ultra d’une insertion économique aboutie, avec la Rolex qui va avec)  : pour les masses abusées et négligées de serfs postmodernes selon le romancier B. Sansal, le paradis de la technologie, la mort de la culture, la fin de l’histoire, la jouissance calibrée en direct et dans l’instant, l’absence de sens, l’involution de la parole, paraissent les ferments et les indices les plus réussis de leur libération. Ainsi va le peuple libéré de la douleur du penser, et apparemment crédule sous l’emprise du capitalisme effréné et de ses chiens de garde. Peut-être les gilets jaunes et leurs b(r)ouillons de révolte, font-ils figures de grains de sable dans ce scenario lissé, ce "pitch" généré par les intérêts financiers et les spéculateurs, relayés par un Etat désétatisant ses prérogatives pour les grandes joies du Marché, et des gros actionnaires."-

Et plus de 50 ans après mai 68, au XXIè siècle, bien entamé, le schème néolibéral du travail semble promouvoir  côté face, comme idéal tacite, l’actionnaire, rentier repu, oisif perdu dans ses loisirs et son trading quotidien, et pour lequel l’entreprise doit être totalement dévouée et mobilisée dans sa course permanente au profit, et côté pile, le salarié précarisé en  pré-burn-out  soumis à la logique de rendement maximal exigée par l’actionnariat[10] -  ce salarié en pré-burn out figurant la valeur-étalon et l’idéal-limite implicite du salarié-rentable (dépouillé si possible, de son éclosion symptomatique) en système néolibéral dopé de sa rationalité – abusive (en d’autres temps avec Adorno et Horkheimer on eut parlé de rationalité instrumentale, mais le mot abusif est employé ici à dessein, en sa résonance traumatologique), contribuant rien moins qu’à « dé-civiliser »[11] à grands pas : le travail comme performance  quantitative (- on n'entend que cela, dans tous les secteurs socioprofessionnels, et plus rien n’échappe à la performance, au comptage et au comput : travail, sexe, éthique – tout est passé au feu du chiffre purificateur), comme jouissance – au-delà du principe de plaisir (disparition de toute subjectivité, selon l’acception freudienne), comme mise en défaut réglée de toute forme d’humanité et de sensibilité, comme promotion d’une forme de virilité imaginaire acéphale à peine distincte de celle qui officiait dans les camps de travail nazis[12], ou dans l’imaginaire de l’anarchiste de droite Tolkien, avec son répulsif royaume du Mordor.[13]

Selon une perspective issue des avancée en neurobiologie affective, nous pourrions même avancer l’idée selon laquelle, le travail requiert la plupart du temps l’exclusion de ce que L. Cozolino nomme le 3ème système exécutif cérébral, le DMN « default mode network», laissant les deux systèmes exécutifs plus primitifs (amygdale destiné à la survie, et le cortex pariétal et frontal chargés de résoudre des taches logiques) œuvrer, et ce faisant contraignant les hommes à ne plus exister que sur un registre neuropsychique limité, mutilé fonctionnellement, car fermé au niveau interne, à l’imaginaire, à la réflexion, et à la rêverie ou la mentalisation, et sur un plan externe, à la création de lien social, via l’empathie ou la compassion. [14]

Dans des coordonnées psychopathologisantes, je soutiendrai ainsi l’idée que le monde du travail dans ces conditions est devenu au fil du temps un creuset totalisant et groupal extrêmement insécure, générant sur un mode constant et continu, insidieux ou explicite, une -violence - permanente, mais largement consentie, ce qui explique à la fois son efficace et son impact sur la psyché des individus : le façonnement de traits de personnalité en faux-self, c’est-à-dire d’état psychiques dissociés du vrai self, dissociation caractéristique des états psychotraumatiques  que l’on retrouve dans les processus de violence extrême, de type - torture – (tripalium mentionnions-nous initialement…); le burn out venant bien évidemment -dramatiser- le trauma, le révéler en  en extrémisant les symptômes et exacerbant un fonctionnement psychosomatique qui passait jusqu’ici dans l’inaperçu. 

Le monde du travail requiert, l’oubli de soi, la résignation, l’abnégation, la mise à l’écart de toute forme d’émotion et de sensibilité, l’obéissance sans limites, l’acceptation d’un discours managerial empli d’intimidations, où prévaut un mode de communication manipulatoire fréquemment tramé dans le faux et l’opacité, et empli d’injonctions contradictoires, la restriction de l’activité mentale et corporelle sur une sphère restreinte, spécifique et souvent à court de sens, l’isolement au détriment des solidarités concrètes et d’une coopération active, l’absence de mutualité (J. Benjamin[15]) dans la relation à l’autre, au profit d’un mode (d’ersatz) de relation inégalitaire de complémentarité limitée sise dans un système vertical dominée ainsi par une dimension très - mutilante,  aboutissant à faire du « sujet » abstrait rien moins qu’un « objet partiel » concret du grand Autre entrepreneurial : sujet « transformé » dans la banalité de la biopolitique en nos temps néolibéraux : le sujet supposé ne se montre qu’assujetti[16] et évincé de son quant-à-soi lui-même capté par les dispositifs médiatiques et spectaculaires. Et si l’autorité a, raconte-t-on à foison, disparu de l’espace sociétal ou familial, elle s’incarne paradoxalement plutôt bien mais de manière grotesque et tyrannique dans celui de l’entreprise et privilégiant chez les salariés un mode de coopération/soumission où il s’agit de s’adapter sans trop de casse à une maltraitance continue et diffractée en ses versants d’abus, de négligence, et de menaces, qui impose ainsi oubli, clivage du soi  ou dissociation (splitting), mécanismes de défense archaïques requis, pour survivre dans le miroir panoptique tendu par l’Autre, et où il est donc convenu et attendu d’exister comme bout-d’être dépersonnalisé,  appendice conforme soumis et docile ayant intériorisé les demandes, les injonctions et l’absence totale de morale (identification à l’agresseur). Servitude volontaire regénérée et configuration sadomasochiste des relations de travail,[17] sans que l’inconscient des assujettis y soit pour quelque chose impliqué, sinon par contre en ce qui vient l’interpeller à travers l’inconscient sociétal ou sociologique, qui n’est autre que ce grand Ça économique en sa mouture néolibérale, où l’économie sans loi, ni régulation, comme réservoir de forces « pulsionnelles » anarchiques, laisse s’épanouir et favorise chez les individus et les organisations économiques, une forme de rapport objectal replié sur une prégénitalité où vampirisme oral et maitrise anale et fécalisation de l’autre sont exigibles et qui promeut des politiques manageriales, chargées d’organiser l’alpha et l’omega de cette « vie mutilée » (Th. Adorno) des salariés, corps souffrants, énucléés de leur pensée (registre de la mentalisation), et de leurs affects positifs  (registre du lien) : monde de la « perversité généralisée » [18] , où dirai-je, en quelque sorte, c’est l’économie comme telle, qui jouit des salariés… mais sur un mode inédit.

C’est pour sa part, notait il y a plus de 30 ans (…) Z. Bauman, la disparition de l’éthique, qui est allée tambour battant avec l’évolution post-nazie du monde du travail : « la substitution de le responsabilité technique à la responsabilité morale » qui a fait le lit de la violence et de la déshumanisation dans le monde du travail, outre les effets délétères intrinsèques de l’accroissement de la division du travail.[19] Mais c’est aussi l’extension des procédés bureaucratiques permettant l’envahissement d’une quantification systématique, réduisant « les objets humains » à des zéros…[20]  Pour le sociologue, le mode d’action bureaucratique, entendons donc aussi bien - managerial, « tel qu’il s’est développé au cours du processus de modernisation, renferme tous les éléments techniques qui se sont révélés nécessaires à l’exécution des génocides ».[21] Management au service de la pulsion de mort. 

C’est d’ailleurs une analyse précise, à ce sujet, procédant d’une enquête sur le terrain que mène depuis le début des années 90, le sociologue J-P. Le Goff, sur le monde de l’entreprise ou de l’école, à travers celle du - management : il évoquait déjà, à l’époque, une « barbarie douce »[22] à l’évolution des plus inquiétantes, à travers le déploiement systématisé d’une instrumentation d’outils pédagogiques et d’évaluation professionnelles, de l’exercice généralisé et du déploiement d’une novlangue alimentant un désarroi de plus en plus important des salariés soumis, syndicats compris, rendus totalement impuissants, à un régime de précarisation généralisé sous prétexte d’autonomisation et de responsabilisation  dont la généalogie renverrait explicitement comme le montre l’auteur, à « la pensée 68 » et la mise en pratique de ses slogans, mais quelque peu détournés de leur naïveté adolescente, rebelle, initiale, rétive aux verticalités, et aux dissymétries des relations sociales en général [23]: l’histoire réelle est pourtant autre, faite de « manipulations », de conformisme, d’infantilisation et de défaussement généralisé…et la verticalité normalisante, n’en est pas moins présente et n’en est que plus écrasante encore.

Tour de passe-passe, dans le monde du travail, alors que l’autorité s’est absentée de la famille, de l’école, jusqu'aux abords  du champ judiciaire, elle y sévit pourtant nous l’avons dit, caricaturale, rendue méconnaissable, et totalement congruente avec le principe de réalité économique servi par les promoteurs et les servants de l’ordre néolibéral. Et comme nous le verrons, les acteurs du pouvoir médical, ceux situés en ligne verticale,  dans leurs fonction supposément régulatrice, en sont des promoteurs à leur niveaux, peut-être malgré eux, (les « malgré-nous » à l’âge de la CPAM…) contraignant à rester dans les lignes, à ne pas sortir de la fourchette moyenne des indemnités journalières, fourchette établie sur la moyenne statistique des arrêts de maladie ; médecins du travail ou médecins conseils veillent au grain et prennent en charge la morale d’airain ambiante, et contribuent à lui donner une incarnation institutionnelle, touche performative ; et le boucle est bouclée : les précarisés s’entendront dire souvent qu’il faut « démissionner », ou que souffrance au travail ou pas, il convient de reprendre le train-train…

Mais la question qui se pose de manière aigue, est  celle-ci qui n’effleure apparemment pas grand monde :  quelle ne peut pas être l’incidence transformationnelle de ce mode d’être-au-travail, de cette quotidienneté au long cours, sur la vie privée, sur la « psychologie individuelle », sur le « sujet » rendu à son univers intime et familial, quand il s’éprouve au quotidien -dans un espace-temps phagocytant 90 pour cents de son existence diurne - comme « objet », réifié, humilié, passivé, anéanti dans ses aspirations existentielles, coupé de lui-même et des autres, impliqué dans des « relations-non-relations » pour paraphraser P-CL. Racamier, dénuées d’humanité, et sans possibilité d’aucune symétrie et d’échange, qui quand il tend à émerger confine à une lutte des plus inégales. Lutte - toujours-déjà perdue - pour la reconnaissance, dirait l’Autre… 

Et à ce même « sujet », à qui l’on serine rituellement, quotidiennement aussi, des signifiants d’égalité, de liberté, de progrès, de droits humains, et de démocratie ; contraste abyssal entre le réel du monde du travail « Mordoré » et de sa violence non bornée, et l’imaginaire idéologique des Lumières-Spectacle sans effets sur la condition sociale et politique des travailleurs, à qui l’on sert la soupe  amère d’un rêve de démocratie, qui accouche continuellement de son envers…la duperie faisant précisément le lit d’une déliaison sociale garantie dans sa permanence et de catastrophes politiques à grande échelle.

Il y a là, la fabrique d’un homme au rabais mana-géré, domestiqué (P. Sloterdijk), dont l’humanité en ses potentialités d’expressions créatrices, de sens, de liens, et sa sensibilité, est perpétuellement bafouée, comme sa parole rendue inaudible et interdite. Dans cette logique prégnante de mise au ban du sujet, et de sa parole, la « démocratie », cet univers de délibération égalitaire, fait figure de tiers totalement exclu, de l’espace socioprofessionnel, et quels que soient les dispositifs-croupions faisant figures apparentes de contrepoids au pouvoir managerial.

Le plus extraordinaire ne se situe pas au fond - dans cette énumération des ignominies auxquelles les hommes et les femmes de ce siècle  sont soumis, dans le grand Mordor néolibéral mercantile, qui n’a rien à envier à l’univers raillé par Paul Lafargue, au début du siècle dernier, à travers la dénonciation très acérée qu’il opère du capitalisme[24] dans une phraséologie d’époque où semble planer l’ombre de Zola,  mais qui sur le fond reste très actuelle, - mais dans le fait que cette souffrance inhérente à la condition salariale ne soit nullement perçue, nullement dénoncée, par quelque parti politique que ce soit et notamment par une gauche (visible : de Mélenchon au feu parti socialiste) qui n’en finit pas de ne négocier aux seules marges du système et qui en a en réalité, foncièrement accepté le centre.[25]

 

Le travail traumatogène : un burn out généralisé ?

Travailler à l’évidence, - dans une telle configuration que je qualifierai sans hésiter dès lors, de traumatogène, n’en déplaise à la rhétorique enluminée traditionnelle, et aux fins limiers et coutumiers de la psycholastique, - n'est plus un signe de "santé" mentale, comme le dit la vieille chansonnette (voire la chansonnette freudienne, en sa visée adaptative : …« aimer et travailler »). La traumatogénèse, reste une notion sans objet, sinon répulsive pour nombre de professionnels es santé mentale, formés à l’ancienne, dans le métanarratif freudo-lacanien, qui fonde notre psycholastique, mais qu’importe. 

Le coronavirus de ce premier semestre 2020 a mis en quelque sorte, toute la société en burn out, et fait figure  -après le 11 septembre 2001 qui avait secoué les américains de ce point de vue (et même les psychanalystes invités à réviser leus catégories) -, d’acteur traumatique par excellence pour le reste de la planète, puisque sa violence incarne  au moins momentanément une forme de radicalité, et de globalité (n’en déplaise à A. Badiou qui n’y voit aucun prétexte révolutionnaire)[26]… Il contribue à enfoncer durablement le clou de l’hypothèse que notre époque sera encore davantage une époque dominée par l’arrivée d’un intrus jusqu’-ici méconnu des sociétés occidentales depuis 1945, celui d’une violence délabrante qui paraissait tue pour ne plus habiter que nos seuls fantasmes, et  par la nécessité de prendre conscience de nos - interdépendances et de notre - vulnérabilité. La soliloquie du petit homme blanc, ou de son modèle étendu au monde globalisé, self-made man et individu maître de soi, fut-il passé par l’assomption corrective de ses déterminations inconscientes, et par les petites recettes et techniques de ...méditation,  entretenant la soliloquie béatifiante, semble :- en bout de course et "à bout de souffle". En cavale...

La violence suintait déjà en ce tout début de XXIeme siècle par tous les pores de notre tissu - familial, social, sociétal, socioprofessionnel, géopolitique. La différence par rapport aux époques antérieures, c’est que notre idéologie promouvait jusqu’à il y a peu, l’idée qu’il ne pourrait rien se passer désormais dans notre univers technonarcissique, ouaté, consumériste, ludique et bêtement festif, dérythmé et déritualisé (hormis les contraintes des rythmes et rites de la consommation), et pour ainsi dire detranscendentalisé. Certains sociologues semblaient ainsi se réjouir de cet aboutissement, abouché au vide (G. Lipovetsky) quand d’autres vite raillés, en ces temps supposément tranquilles, annonçaient le pire à venir et une violence inscrite dans le processus de mondialisation (S.Hutington) où se terminent et s’achèvent nos espaces et où implosent nos repères spatio-temporels : dépersonnalisation, déréalisation sont au rendez-vous d’une identité subjective compromise et devenue liquide… tant que les machines tournent et que les ressources humaines travaillent…

Les spécialistes du champ concerné, en restent encore aujourd’hui majoritairement à une approche décalée, désuète, ou relativement limitée (promotion tous azimuts de la psychologie positive ou de la méditation) quand le torchon relationnel brûle à tous les niveaux : la violence est omniprésente et y compris dans le monde du travail, sujet de ce texte. Traumatogène donc.

               Et dans ce même moment particulièrement aigu, de décomposition des relations sociales et des solidarités jadis sous-tendues par l’implication de l’Etat désormais absenté, prolifèrent les traités de vulgarisation sur « l’empathie » et son maniement - pour les adultes avec sa floppée de traités et sous-traités de développement personnel, pour mieux s’abstraire de la tourbe ambiante et des tourments sociétaux ; pour les enfants, on ne compte plus les ouvrages didactiques sur les émotions et leur « gestion »… les adultes salariés chronicisés en mode fight-flight-freeze selon la terminologie anglosaxonne, en proie à l’extension illimitée du stress et de la menace, tels des hamsters soumis à des dispositifs de récompense et voltage alternatifs ou simultanés, et qui en ont plein l’amygdale, ont tant à apprendre aux enfants désormais…et de leur marche forcée jusque dans une psychologisation qui fait mine de faire place à des positions relationnelles vertueuses, pour mieux délégitimer des considérations plus prosaico-politiques-sociales.

Dans le défilé étroit et sombre où s’engouffrent les masses de salariés, défilé éclairé par les sombres scintillements du Spectacle et automatisé par de vertueux gestionnaires, les serfs postmodernes embourgeoisés via la course aux objets (majorité de la population) et transmués en consommateurs de vide et autres virtualités, en passe d’abandonner leur cerveau à des nanoprothèses, ont fini par devenir des - zombies. Ch. Dejours récemment évoquait "l'évolution terrifiante du monde du travail contemporain" à travers ce qu'il appelle quelques années après avoir repris la formule arendtienne, de banalité du mal, la "banalisation du pire"[27]Le pire s’y décline certainement de cette manière.
 

Le burn-out proprement dit, qui pourrait bien ainsi cristalliser la sombre vérité en son émergence clinique, de l’exploitation des travailleurs par les forces du capital, et de la dynamique économique dans - ce qu'il signifie : l'épuisement professionnel (au demeurant salutaire quand il se produit puisqu'il peut initier le début d'un processus de "dé-zombification")... témoignant de l'usurpation qui a pris corps dans le corps souffrant du salarié, possédé - par un Autre (entreprise, administration, institution, machine...) qui a accru ses techniques de domination et de tétanisation de toute posture éventuellement réfractaire, et sur le corps et sur l’esprit.[28] 

Prolongeant ceci d’un petit incursus ethnopsychiatric-like : le démon du labeur, qui n’a rien d’un « invisible » aura capturé dans la modernité, le corps et l’âme des salariés, car dans la mesure rendue par le philosophe italien G. Rensi :  « tous les hommes haïssent le travail… Il n’est pas une chose noble, mais une nécessité inférieure de la vie de l’espèce, de l’existence du plus grand nombre et il répugne fondamentalement à la plus haute nature de l’homme ».[29] Point besoin d’aller jusqu’à Gondar avec Michel Leiris[30], pour y voir le théâtre des possédés en proie à des zârs bien plus étranges… Ce théâtre de possession persiste et signe sous nos yeux, l’invisible et l’impalpable ayant troqué leur évanescence divine pour des manifestations plus obscènes sur la grande scène du capitalisme mondialisé : labeur et argent mènent la danse des possédés et des maîtres de cérémonies… 

Burn-out ou « abus de faiblesse » institutionnalisé, en quelque sorte… qui ne se dit pas. Quand cet abus était lisible dans les colonies, il était syntone à l’idéologie colonisatrice et avait ses détracteurs (Frantz Fanon et bien d'autres) ; quand il prend corps de manière massive - intramuros, il est congruent à l’idéologie libérale, mais il rentre nécessairement en tension avec le discours humaniste qui infuse la bien pensance, hiatus que les gilets jaunes sur leurs ronds-points ont matérialisé … « L’entreprise c’est la vie », clamait avec audace, en mars 2020 une responsable en vue du MEDEF : la sienne sans doute, mais je doute fort qu’une majorité de salariés puisse entonner un tel son du clairon… Il y a dans ces conditions plus qu’une césure entre ce discours patronal qui vend sa morale en kit,  et ses satisfecit auto-lustrants, et l’impose par ses relais de pouvoir politique, médiatique, syndical, culturel etc, toute l’industrie spectaculaire, - et celui peu organisé, hirsute, diffracté des gilets jaunes qui au fond représentent avec éclat, une thèse inverse qui est celle qui interpelle la mutilation de la vie et de leur dignité, donc de la nôtre…

…« Trouble de l’adaptation »[31] 308-3 (DSM 5) ou F 34-2 (CIM 10), concluera en moins de 10 minutes « l’expert » psychiatre hospitalo-universitaire convaincu de son savoir aiguisé et de son efficace, relais décisif sinon décisionnaire, mandaté par la CPAM pour untel qui ne voyait plus aucun sens (bore out) à plus de 60 ans et de loyaux services, depuis des années, dans son travail d’infirmier psychiatrique devenu indigent, calqué sur une énième forme de gardiennage, au sein d’une unité psychiatrique comme dans tant d’autres où la gestion et la bureaucratie, le « gouvernement par les nombres » dirait A. Supiot, l’économie du temps, et la bêtise tout court, ont remplacé les conditions d’un abord clinique qui ne soit pas barbare, en shuntant la - rencontre, où une psychiatrie deshumanisée, vétérinaire (Roland Gori), a remplacé une psychiatrie un peu moins deshumaine avec ses grands professionnels qui paraissaient davantage voués à l’autre, habités par une éthique singulière par-delà leurs allégeances théoriques, j’en ai vus,  voués à cet autre donc,  à travers ces patients perdus dans la désorganisation de leur psyché ; psychiatres à l’ancienne, celle des Tosquelles[32], Lebovici, Oury.. et d’autres psychiatres- psychanalystes, faisant place, avec leurs convictions spéculatives d’époque sans doute, au lien et à l’humain, et qui étaient parfois (pas toujours) autre chose que des exécutants zélés et acceptant d’être mandatés par les pouvoirs institutionnels…pour recevoir des salariés épuisés en dix minutes chrono sans aucune marque de civilité..."Vous pouvez dégager", dit un autre "expert","psychanalyste"..., et pstychiatre lors d'une salutation bienséante en fin d'évaluation "expertale"... Manque plus que les matricules, mais l’étalonnage est bien là, sur le faîte de pratiques protocolisées, froides harmoniques avec l’indifférence à l’autre d’une clinique froide et aux antipodes de celle qui d’ailleurs tend à se développer dans les pays anglosaxons, qui sont revenus de la posture, neutre et malveillante (J. Gattegno), marquée au coin du nom-du-père, - (surtout ne pas tomber du côté du féminin, de la sensibilité/sensiblerie, ou du maternel omniprésent/potent... trop winnicottien, trop ! -) qui laisse l’autre en plan, face à un miroir paternel denté : la symbolisation (paternel) requerait la mise hors jeu des affects (maternel). Mais encore un mot sur cette notion de « trouble de l’adaptation », qui parait orwellienne, dans un monde où l’adaptation comme telle est structurellement troublée : le trouble étant dès lors, la norme, dans un univers dénormé, où la désadaptation, l’inadaptation est un indice d’une possible santé « psychique ». Qui est « adapté », et surtout à quoi, dans un univers disruptif, en changement perpétuel, où sens et morale, engagement et responsabilités sont mise hors-jeu ?[33]

 

Les serfs postmodernes : démocratie vs entreprise ?

Depuis quelques années, politiques, historiens, essayistes[34] profilent la fin du salariat d'ici une trentaine d'années ou même avant, par le biais d'une raréfaction de l'emploi et de l'attribution des "postes restants" aux plus pourvus sur le plan universitaire avec une disparition des petits métiers d'aujourd'hui. Contre l'opinion et les discours moralisateurs qui continuent de vanter le mérite du travail comme constituant de l'identité, comme vecteur d'hominisation ou d'humanisation, de « sublimation » des pulsions sexuelles et agressives, participant de l'économie globale du "travail" de culture (Freud), vingt ans après l'ouvrage de Ch. Dejours qui fit date sur "La Souffrance en France "[35], des écrivains ont fait récemment valoir que le travail était dans notre société profondément négateur de l'identité et du désir pour la majorité des gens, et dans ce monde ainsi régi par un capitalisme échevelé, le nom "décent" d'une nouvelle forme de "servage" - terme ciblant une violence chronique plus deshumanisante encore que celle ramassée en 2000 dans la formulation musilienne du "travail sans qualités" du sociologue anglais R. Senett[36]...
 

Cette violence chronique, systémique, acceptée, se dit partiellement dans les chiffres qui émanent des études épidémiologiques type SUMER sur la "souffrance au travail" et la considération des "RPS", dits risques psychosociaux. 

            Ces résultats sont accablants et en deçà de la réalité qui parait censurée, car ce qui remonte et donne lieu à chiffrage, est auparavant filtré, diffracté, par un tas de relais et dispositifs qui jettent un sérieux doute sur ce type d’évaluation. 

En effet, un salarié d'une grande multinationale me faisait récemment remarquer que lors des enquêtes sur les conditions de travail, la plupart des employés réfrénaient leurs critiques et cochaient volontiers les cases neutres pour ne pas avoir de problèmes...  Un autre, cadre bancaire, me confirmait le caractère faussement anonyme des questionnaires, puisque si le nom des salariés n'était pas mentionné, le poste et le lieu des répondants étaient publiés : en privé les salariés ironisent sur le jeu qu'on les contraint de jouer... On neutralise donc les réponses dans un jeu de dupes, qui n'échappe à personne, mais le décorum donne le change et suffit à donner une fausse bonne conscience aux hiérarques.

            Un autre salarié encore, parmi d’innombrables qui tiennent des récits faisant froid dans le dos, parmi la cohorte de gens qui sont de plus en plus mis sur la touche par l’économie néolibérale,… il « appartient » à une grande entreprise nationale qui fait partie du peloton de tête du CAC 40 et évoque la politique de management où suinte une violence paraissant venue d’un autre monde ; il me tend un feuillet qui circule dans les bureaux RH, d’une obscure « tête pensante » qui donne ses conseils à de grands groupes français… j’y lis un bredouillis psychologisant managerial fascistoïde, où il s’agit de domestiquer, terroriser, soumettre, faire plier, mettre à distance toute forme de sensibilité ou d’humanité.  Les « ETP », qui portent rien moins qu’un « matricule » n’ont qu’à bien se tenir : une des règles intégrées dans les cerveaux rendus dociles et « flexibles », des salariés par le pouvoir managerial: « réfléchir c’est commencer à désobéir », injonction taylorienne extrémisée si « le travailleur n’est pas là pour penser »,[37]  répression pure et simple ainsi traduit par « reprise d’autorité » (sans rire) comme me le confiait ce salarié, et plus subtil quand personne ne rechigne ou ne remarque, l’identification à l’agresseur, l’identification projective qui fait de soi d’un air de rien, -à l’insu de son plein gré- selon la formule restée célèbre du coureur cycliste Virenque, le bourreau potentiel de l’autre, l’internalisation de la violence sadique-anale retournée contre soi ou contre ses pairs. Les travailleurs qui n’osent moufter, sont solidaires des « nettoyeurs » et ligotés par la crainte de la - flexibilité.

Malgré moi, habituellement en connexion avec le ciel des idées, je suis devenu au fil des ans, un acteur de terrain, les pieds dans la tourbe, témoin obligé et observateur participant, d’un monde en extrême tension, générant une souffrance « psychologique », physique et sociofamiliale terrible, déniée ou minimisée par la plupart des acteurs et des « décideurs », monde qui a envahi les cabinets de psychiatres et psychothérapeutes, depuis des années… 

L’intrusion dans mon cabinet d’analyste et psychiatre, de ce monde émietté, pose au-delà d’une nécessité de faire place d’une manière novatrice à une nouvelle clinique psychotraumatique, si distante des référents psychopathologiques usuels,  - une question interrogeant la causalité du mal, logé non dans la psyché récalcitrante des salariés, ou encore dans leur enfance, leurs pulsions, leurs fantasmes, ou dans leur cerveau réfractaire (ce qui est systématiquement et paresseusement recherché par les instances de contrôle qui ne s’enquerront parfois pas de savoir ce qui se déroule dans l’univers professionnel du salarié : le postulat sous-jacent, est que le malêtre relève à priori de la dimension intrapsychique… ce qui inciterait à renvoyer les salariés au travail) mais dans leur environnement professionnel, là où une violence et une maltraitance systémiques (abus et négligences) constituent l’alpha et l’oméga des relations de domination qui y sévissent, interrogeant par ricochet, tant l’ampleur de ce phénomène est énorme, ce qui reste dans notre société de « démocratie »…  

Violence et maltraitance systémique : - incertitude, précarité, flexibilité, menaces d’être licencié, incitation à démissionner,  induction d’une peur constante d’être rapidement sur la sellette, absence de reconnaissance, rupture des rapports de confiance et de loyauté, pressions multiples, surveillance généralisée (contrôle des appels, des horaires, traçages via applications, mails etc), déresponsabilisation, dénigrement, rabaissement, tutoiement, insultes, vulgarités, perte de sens : promotion d’une relation avec la hiérarchie structurellement insécure.

Une question efférente apparait : - y-a-t-il une compatibilité entre démocratie et entreprise, ou encore démocratie et neoliberalisme ?  et une seconde s’y articule aussitôt :  - le travail constitue-t-il toujours aujourd’hui une valeur édifiante pour l’identité même de ce qui nous constitue comme humain ? 

On aura vite fait de remarquer que la mise en cause de notre cadre démocratique s’accompagne depuis plus d’une dizaine d’années de l’effervescence du complotisme, parvenant à faire penser que l’espace dit démocratique chargé d’asseoir notre cadre et nos mœurs politiques, est aussi et surtout devenu celui du mensonge[38] et des manipulations sur fond de célébrations rituelles vidées de leur sens expliquant une abstention grandissante  : par-delà les bévues, par-delà les échecs ou des promesses de gascon non tenues des gouvernants, par-delà la-dite fin des grands récits, l’extension de cette conscience accrue du mensonge s’opère à mon sens de manière latente par la dureté intensifiée des conditions de travail, la maltraitance systémique et systématique et de manière plus globale par une violence biopolitique qui enjoint les individus à aller au charbon gagner leur survie dans une détérioriation accélerée de leur condition d’hommes et de femmes, poussés vers toujours plus de servitude, de réification, et d’acceptation de conditions socioéconomiques devenues déplorables : le spectacle étant là pour faire gober le tout, avec l’appui des possédants. Ce n’est pas un hasard si nous voyons surgir ici ou ailleurs dans le monde, des politiciens étranges, vulgaires, et omnipotents, et qui accompagnent avec une bienveillance suspecte l’intronisation en pleine lumière de la post-vérité  comme condition assumée de leur propre discours : à l’heure du spectacle en terrain néoliberal il ne peut au fond y avoir autre chose que du fake : les news intriquent du pipole, du sport, de la pub, aux supposées infos de premier ordre, dans une régime d’énonciation quasi algorythmique – dépourvu de subjectivité- qui neutralise les démarcations entre ce qui importe de ce qui n’importe pas, ce qui est vrai et ce qui est faux…

 Nous (les gouvernants et leurs scribes) qui faisons sans cesse la leçon aux pays émergents, afin qu’ils rentrent dans le rang des contrées régulées par les appétits du Marché et de l’idéologie qui lui sert de caution (les fameux droits-de-l’homme-néolibéral)) cher Noam Chomsky, - qui enserrent et capturent la vie des gens, dans 90% de leur temps diurne pour les plonger dans des c(h)amps de travail salarié régis par des rapports de pouvoir autoritaire, féodal, arbitraire et je n’ose recourir au terme de totalitaire trop connoté, et où le sens, les responsabilités, l’initiative, la satisfaction ont été remplacés par l’absurde, le contrôle tous azimuts, la surveillance, l’irresponsabilité, la passivité, le mal-être et la précarité… 

Une société fondée sur un monde du travail régi par des codes, des règles, des finalités, des relations asymétriques, des rapports de pouvoir et de domination, d’une minorité d’acteurs sur une majorité de subordonnés, majorité où abonde une souffrance et une violence qui se chiffre aujourd’hui bien davantage qu’hier, n’entache-t-elle pas la vie démocratique dans son ensemble d’inanité ?

C’est depuis quelques années cette thèse contestataire par rapport au mainstream de la pensée politique à gauche, qui émerge et qui pointe l’aliénation contemporaine résultant de  l’idéologie du travail : « Depuis la Réforme, toutes les forces porteuses de la modernisation occidentale ont prêché la sainteté du travail. Surtout au cours des cent cinquante dernières années, toutes les théories sociales et tous les courants politiques ont été obsédés par l’idée du travail. Socialistes et conservateurs, démocrates et fascistes se combattaient férocement, mais en dépit de la haine mortelle qu’ils se vouaient les uns aux autres, ils ont toujours tous ensemble sacrifié à l’idole Travail ».[39] Et les auteurs de ce manifeste n’y vont pas par quatre chemins : «  C’est seulement une principe social irrationnel qui prend l’apparence d’une contrainte naturelle parce qu’il a détruit toutes les autres formes de rapports sociaux et s’est lui-même posé en absolu » : autrement dit le travail voilà l’ennemi. Nombres d’auteurs marxiens, élaborent une critique du capitalisme qui n’épargne plus la notion de travail, considérée comme faisant partie du dispositif ou du système capitaliste. 

La folie systémique du monde du travail

 

Alors tout de même, selon les derniers chiffres extra-ordinaires de la sécurité sociale, qui ne traversent par le mur du çon comme dirait le Canard, des infos distillées par les médias, les journalistes ou les acteurs gouvernementaux, qui aiment à stigmatiser les arrêts de maladie, et le déficit perpétué de la sécurité sociale, pour pointer les mauvais médecins qui seraient complaisants et coupables :  - les pathologies mentales au travail, ont été multipliées en 5 ans par 7 ( !!!) entre 2012 et 2017.[40]

700%  de hausse, en 5 ans, c’est constater  la présence d’une problématique structurelle, affectant le système économique dans son entier, dans son organisation, ses règles et ses règles de droit, et la dérégulation en cours avec le néolibéralisme financier qui a transformé tout l’édifice du monde du travail, faisant de tout salarié, simple exemplaire du « capital humain » et marchandise comme une autre, un précaire en puissance, un flexible voué à quémander la mansuétude de la hierarchie pour trouver un brin de job sous les nuages de l’ennui généralisé, et qui doit avoir comme priorité les profits maximalisables des actionnaires dans un court-termisme qui définit les stratégies économiques des entreprises, mais aussi des administrations, de l’Etat etc…

L’accroissement de la pathologie mentale au travail ne dit rien en effet ici, de l’enfance troublée des salariés mais de la violence, de la maltraitance structurelle inhérente au monde du travail au temps du néolibéralisme et de la flexibilité.

 

Frank BELLAICHE - ( Juillet 2021)

 

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[2] M. Freitag, 2002, L’oubli de la société – Pour une théorie critique de la postmodernité, PUR p 257.

 

[3] Ibidem, p 276. Nous retrouverons cette notion d’esclavage sous la plume de certains écrivains contemporains toisant le devenir contemporain totalement désenchanté du « monde du travail ».

 

[4] A. Da Silva, 1995, « La conception du travail dans la Bible et dans la tradition chrétienne occidentale » Théologiques, Crise du travail, crise de civilisation, 1995, 3/2, 89-104.  « Sur la question du travail, les textes bibliques les plus commentés au Moyen Age sont ceux qui envisagent son caractère pénible, tout particulièrement Gn 3,17-18. L'interprétation qu'on donne de ce passage fait alors du travail une malédiction et un châtiment du pêché . Déjà l’augustinisme affirmait que le travail n’avait de valeur que par « l’acceptation pénitentielle de sa souffrance »

 

[5] G. W. Hegel n’y va d’ailleurs pas de main morte sur la notion de travail, à l’en croire : « Travailler signifie : anéantir le monde ou le maudire »  Dokumente zu Entwicklung,  Stuttgart, 1936 (cité in G. Rensi, 1923, Contre le travail – Essai sur l’activité la plus honnête de l’homme,  ALLIA 2017)

 

[6] G. Debord 1988, déplorait que depuis 1968, la « domination spectaculaire ait pu élever une génération pliée à ses lois » ( In Commentaires sur la société du spectacle, Gallimard 1992, p 20.)

 

[7] D-R. Dufour, 2003, L’art de réduire les têtes – Sur la nouvelle servitude de l’homme libéré à l’ère du capitalisme total, Denoël

 

[8] A tel point que la fête vient symboliser aujourd’hui, notre identité, recluse, égoïste, indifférente à autre chose que notre ego, fête egologique à ne négocier sous aucun prétexte : D. Sallenave rappelle que ce fut le mot d’ordre succédant aux attentats de 2015 : « De la teuf ! ». La teuf et le virus, 2020, Tracts de crise, Gallimard.

 

[9] Les stratégies abusives et démissionnaires plutôt que révolutionnaires et novatrices seront même servies à gauche par des leaders dont le populisme les a conduit à délaisser les classes « laborieuses » pour se tourner vers une défense régressive du religieux, sous couvert d’une conception de la laïcité revue et corrigée, et de la défense stupéfiante purement électoraliste dans les faits d’un certain communautarisme qui se moque non de l’universel mais de l’unité républicaine en ses vertus jadis assimilationnistes.

[10] C’est en ces termes que Carlos Gohsn, ancien PDG de Renault-Nissan distribuait les rôles dans l’univers entrepreneurial, lors de son arrivée au Liban dans une brève allocution, après avoir fui le Japon où il avait été mis en résidence surveillée des mois durant : le pdg, les salariés au service prioritairement des actionnaires qui doivent être satisfaits de la bonne marche de l’entreprise. 

 

[11] O. NachtweyLa dé-civilisation. Sur les tendances régressives à l’œuvre dans les sociétés occidentales. (195-213) In L’Age de la régression, Premier parallèle, 2017.« Sous l’égide de la raison instrumentale totale, le contrôle exercé par l’individu sur le monde devient pourtant contrôle total exercé par le monde sur l’individu. L’individu conforme au marché devient dès lors un impératif social ».

 

[12] Voir l’excellent J. Chapoutot, 2020, NRF Gallimard. Pour un Debord visionnaire fin de siècle (XXème), la forme de domination spectaculaire, concentrait à la fois les attributs de la domination totalitaire (nazie ou stalinienne) et ceux de la domination américaine (américanisation du monde), qu’il nomma le « spectaculaire intégré » (ibidem, op. cit. p 21.) Debord qui invitait à ne plus jamais travailler…

 

[13] J. Moulin, 2009, J.R.R. Tolkien l’antimoderne, Etudes Anglaises, 1 (vol 62), 73-85.

 

[14] L. Cozolino 2020 , Neuroscience for clinicians, Norton, p 89.

 

[15] J. Benjamin, 1988 The bonds of  love : Psychoanalysis, feminism, and the problem of domination 1988, Pantheon Books.

 

[16] A. Macmillan 2010, « La biopolitique et le dressage des populations » 71-103 in Cultures & conflits, N°78, été 2010, Biopolitique et gouvernement des populations, L’Harmattan.

 

[17] Sadomasochisme en rapport avec le fait que l’économisme ambiant est conçu et vendu idéologiquement, comme principe de réalité, ou processus naturel, qu’il serait vain de contrarier si l’on ne veut pas sombrer dans le chaos : la croissance et le progrès auxquels peu de gens s’opposent, obligent à concevoir le champ économique comme un champ régi par les lois de la nature, où le plus fort – sous la guise de la  sainte compétitivité - gagne : monde régi par de simples rapports de forces, par les lois de la nature, donc monde sadien, où il s’agit d’assujettir et domestiquer les travailleurs pour les livrer à ce principe de (dé)raison - dévorante.

 

[18] P-C. Cathelineau 2020L’économie de la jouissance, EME.

 

[19] Z. Bauman, 1989, 2002 2008, Modernité et holocauste, Editions Complexe, p 163.

 

[20]  Ibidem : « La déshumanisation  commence quand, grâce à la distanciation, les objets visés par l’opération bureaucratique, peuvent être réduits à des mesures quantitatives ».

 

[21] Ibidem, p 171. Ce procédé a même envahi l’espace de la « rencontre » clinique, en expulsant la rencontre du face-à-face psychiatre-usager : l’usage de procédures, protocoles,  de questionnaires, d’échelles d’évaluation en tous genres, les habitus de traitement des données selon des méthodologies pseudo ou para-scientifiques, ont eu comme effet outre la pression de rentabilité ou d’efficacité apparente imposée par les administrations, - de faire violence aux « usagers », en excluant le face-à-face et ce à quoi il convoque, dans l’acception lévinassienne, qui me paraît nodale dans la clinique psychiatrique pour ne pas tomber dans une forme de barbarie banalisée consistant à immatriculer, restreindre, réduire, soumettre, chiffrer… L’expertise psychiatrique étant sous cet angle une tête de pont de ce mode d’éviction de l’altérité et de l’autre, -mode paradigmatique de la violence exercé par un pouvoir-supposé-savoir (P-Y. Zarka) pourtant bien souvent vide, et soutenu par le dispositif judiciaire qui ne saurait être trop regardant.

 

[22] J.-P. Le Goff 1999La barbarie douce - La modernisation aveugle des entreprises et de l’école, La découverte & Syros. « La barbarie douce constitue le point aveugle de la « modernisation », des entreprises et de l’école. L’analyse des discours et des pratiques permet de saisir ses principaux traits et sa cohérence. La barbarie douce développe une vision chaotique du monde et de ses évolutions qui les rendent incompréhensibles et dévastateurs. Elle développe des outils d’évaluation des performances individuelles qui découpent et classent l’activité des individus dans un schéma comportementaliste et réducteur de l’être humain. Elle se réfère de manière emblématique à une autonomie qui ne s’ancre plus dans un monde commun. La barbarie douce apparaît ainsi comme une « machinerie de l’insignifiance » qui destabilise les individus et les collectifs, destructure les repères pour débattre et agir, rend la société et le monde inhumains. Et c’est précisément parce qu’elle érode les critères habituels du sens commun et du jugement, qu’elle destructure le langage, les significations qui rendent le monde humain, qu’elle peut être caractérisée comme barbarie. Ses discours et ses pratiques sont une négation en acte de la dimension culturelle qui donne sens à la vie en société ; Elle transforme cette dernière en une activité effrénée et un bouleversement sans fin ». 

 

[23] L. Ferry, A. Renaut 1988La pensée 68, Folio Gallimard.

[24] P. Lafargue, 1887La religion du Capital 2018, Alicia Editions.

 

[25] Ce sur quoi insistait déjà Ch. Dejours 1998 (La souffrance en Francela banalisation de l’injustice, Seuil) dans la critique qu’il opérait notamment d’une gauche qui avait omis de considérer et de s’intéresser à  la souffrance psychique, -individuelle- des salariés, et qui aurait laissé le champ libre à l’idéologie managériale, et aurait ainsi faciliter paradoxalement la « normalisation » de la souffrance au travail : « ces organisations (les syndicats)ont contribué de façon malencontreuse à la disqualification de la parole sur la souffrance, et, de ce fait, à la tolérance à la souffrance subjective ».

 

[26] A. Badiou 2020Sur une situation épidémique, Tracts de crise, Gallimard, n°20.

[27] Ch. Dejours, 2015, Le choix, souffrir au travail n’est pas une fatalité, Bayard.

 

[28] A. Supiot, op.cit évoque « « l’emprise cérébrale » propre au nouveau capitalisme.

 

[29] G. Rensi, op cit, p 17. Et l’auteur poursuit : «… la noblesse de caractère d’un esprit humain se mesure à la façon dont il considère le travail : plus il est noble, plus il l’abhorre, plus il est vulgaire et bas, plus il se laisse persuader, contre son instinct véritable, direct et immédiat, par les présupposés d’une morale conventionnelle qui l’idéalise et le promeut. »… «  Pour passer de la vie animale à la vie de l’esprit humain – aux hautes sphères de l’art, de la poésie, de la religion, de la science, de la philosophie, des relations sociales, de la politique – l’humanité devait construire l’engrenage, de plus en plus développé, compliqué, énorme, du travail ; mais cde cette façon, elle s’imposait une camisole de force, qui pour ceux qui en étaient revêtus, rendait impossible l’obtention de ce que l’engrenage devait précisément servir à atteindre, à savoir cette vie de l’esprit, de la vie spécifiquement humaine ».

 

[30] M. Leiris, 1958, La possession et ses aspects théâtraux chez les Éthiopiens de Gondar. Plon, Paris.

 

[31] Dans le DSM V, l’épuisement professionnel rentre dans le cadre des « troubles de l’adaptation ».

 

[32] Cf « Saint Alban, lieu d’hospitalité, un asile à l’abri de la folie » 23/11/19 et « Saint Alban, lieu d’hospitalité, une révolution psychiatrique », France culture, 24/11/19.

 

[33] R. Senett 1998, montrait l’impact au sein de la cellule familiale de ce changement drastique dans le monde du travail spécifié par le court terme et « l’impatience du capital » : « comment protéger les relations familiales, comment empêcher qu’elles ne succombent au comportement à court terme, aux discussions superficielles, et surtout au déficit de loyauté et d’engagement caractéristique du travail moderne » ? … « comment un être humain peut-il se forger une identité et se construire un itinéraire dans une société faite d’épisodes et de fragments ? » … « je dirai que le capitalisme du court terme menace de corroder (le) caractère, en particulier les traits de caractère qui lient les être humains les uns aux autres et donnent à chacun un sentiment de son moi durable ». (30-31)

Si une relation intersubjective ou un lien édifiants, supposent fiabilité, responsabilité, cohérence, continuité, et mutualité, les relations de travail paraissent amputées de ces caractéristiques et promeuvent une forme accomplie de désubjectivation, d’où la promotion du faux-self.

 

[34] Par exemple, Y. N. Harari,  2018, 21 leçons pour le XXIème siècle, Albin-Michel.

 

[35] Ch. Dejours, 1998, La souffrance en Francela banalisation de l’injustice, Seuil.

 

[36] R. Sennett, 2000, Le travail sans qualités, Albin-Michel.

 

[37] Cité in D. CohenIl faut dire que les temps ont changé, Chronique (fiévreuse) d’une mutation qui inquiète, Albin Michel, 2019.

 

[38]  Voir A. Koyré qui caractérisait le totalitarisme nazi par le règne étendu du mensonge. Nos temps ultraliberaux ont finalement libéré  le mensonge à grande échelle, qui semblait enfoui au lendemain de l’après-guerre jusque dans les années 80. Moins de refoulement, davantage de déni et de clivage ou de dissociation : la clinique individuelle contemporaine est cohérente avec  ce qui émerge de la clinique sociale…

 

[39] R. Kurz, E. Lohoff, N. Trenkle, 1999 Manifeste contre le travail, Editions Leo Scheer, 2002.

 

[40] Selon A. Supiot, 2019, Le travail n’est pas une marchandiseContenu et sens du travail au XXIe siècle. Leçon de clôture prononcée le 22 mai 2019, Collège de France.

 


 

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