Réalité Psychique ?
La notion de psychisme, critiquée de manière parfois très polémique pour être opaque (1), semble colorée de plus d’anachronisme, quand il est aujourd'hui question d'une intégration grandissante des neurosciences et des psychothérapies, quand parfois le comportemental se substitue d'un autre côté au "mental", et que dans les traités contemporains la notion se fait finalement plutôt discrète.
L'ancienne insularité du "psychisme", a été depuis les années 80 décriée de l'intérieur même du champ de la psychanalyse (américaine notamment). L'époque est en sus, aux connexions et aux réseaux qui contraignent à des changements ou des modifications de perspectives ; le "fait psychologique" a davantage affaire avec le monde, l'environnement, le cerveau, et le corps : altérités ou contextes qui ne peuvent plus être relégués en arrière-fond, comme de simples éléments du décor. Le "décor" s'invite désormais sur la scène, et l'altérité se rematérialise... Elle se démultiplie même, et s'incarne, quand la subjectivité paraît se rétrécir ou s'évider, et elle invite même à penser depuis quelques temps le post-humain, habité de nanobiotechnologies, cyborg pour lequel l'hypothèse de l'inconscient, altérité intime par excellence, prend une tournure bien plus "matérielle"...
Mais sans abonder dans des projections encore abusives aujourd'hui, il apparaît que les nouvelles considérations du "fait traumatique" par exemple, qui découlent de cette révision, ont donné plus de crédit à une "réalité externe" auparavant tenue à la porte du cabinet d'analyste (et de manière dérivée, du psychiatre, même sis en position d'"expertise", quand la psychiatrie recevait encore ses lettres de noblesse, de son hybridation avec la psychanalyse...) auparavant seul "maître de la réalité", parce que supposément interprète de celle-ci, revue comme "réalité interne". (Les thérapeutes familiaux ou de groupes par exemple, éprouvaient régulièrement de leurs côtés, une nette dissonance entre leur expérience clinique et les théories "sphériques" fondées sur l'intrapsychique et une conception monadique du sujet). Selon l'orientation redonnant sa place aux contextes, la réalité "fantasmatique", psychique, ou aussi langagière, ne peut plus être le -seul- "matériel" à prendre en compte dans l'écoute.
Et pointer le Réel, comme hors sens, si l'on s'inscrit dans une approche lacanienne, n'épuise pas la question de -l'Extériorité, mais en un sens la camoufle, si on a laissé au préalable des pans entiers de la "réalité" au dehors. Il y a bien eu, d'une certaine manière, pour reprendre cette expression à P. Aulagnier, une certaine "violence de l'interprétation" (2) au service de l'escamotage d'une partie de la réalité, et de sa mise en sens.
La conception défendue par le pédopsychiatre américain et chercheur en neurosciences D. Siegel, selon lequel l'esprit qui ne saurait s'identifier simplement au cerveau (réductionnisme), est une "propriété émergente du corps et des relations interpersonnelles" (3), témoigne de ce changement de cadre de référence pour penser le "psychisme" au delà du prisme de l'intra-psychique.
C'est ainsi que plus généralement et progressivement, dans ce cadre défini par des horizons théoriques nouveaux et des abords cliniques repensés en fonction, sont apparues de nouvelles formes de psychothérapies, prenant en compte par exemple surtout dans les pays anglo-saxons, la maltraitance ("abuse and neglect") (4) , les syndromes post-traumatiques, aussi bien que la "perversion" revisitée au travers de la prise en compte des "interactions" multiples où l'Autre réel, incorporé, incarné, contextualisé, participe de manière absolument non accessoire parfois à l'apparition de syndromes psychopathologiques divers. (5) La notion de traumas relationnels, - qui s'est élaborée à partir notamment d'une approche développementale articulée aux nouvelles théories de l'attachement (approche qui a souvent été décriée par les tenants d'une psychanalyse qui n'en voudrait rien savoir..) et qui situe l'autre parental dans un rôle absolument décisif pour la structuration cérébrale, psychique, et relationnelle de l'enfant, - en émane.
Cette manière de repenser l'impact de l'altérité au cœur du "psychisme" individuel, a orienté les modalités d'écoute, et redonné à l'empathie, forme de "compréhension émotionnelle", une place élective (D. Orange (6)). L'importance première de l'empathie dans l'écoute, est d'ailleurs soulignée par ces chercheurs qui attribuent par ailleurs aux " états affectifs inconscients du cerveau/ de l'esprit/ du corps" (7), donc aux émotions (dont la processualité neurale est extrêmement rapide et opère en dehors du niveau de conscience et des processus cognitifs néocorticaux) - une place de plus en plus cruciale, dans le rôle qu'elles jouent dans l'abord de notre rapport au monde, à la relation à autrui, dans la construction du savoir, et dans l'abord psychothérapeutique.
La portée attribuée au discours, à la parole, au symbolique (psychanalyse) ou encore aux contenus de croyances (thérapies cognitives), est du coup remise en question dans son efficience à partir du moment où, comme le montrent les perspectives croisées des neurosciences, des théories développementales et des théories traumatiques, régulation affective et construction émotionnelle, ne sont pas pleinement ou seulement tributaires d'une mise en sens, d'un réagencement symbolique, ou d'un accès à un savoir inconscient ; l'affaire se jouant ailleurs, - avant... et sur un terrain qui n'est plus seulement psychique mais aussi cérébral. La différence est de taille, et les issues "thérapeutiques" qui en découlent aussi.
Cette nouvelle approche des émotions abolit le clivage cartésien entre le corps et l'esprit qui a "infesté" (A. Schore) les représentations dans le champ médical, psychiatrique et psychologique, et ne peut finalement qu'interroger la notion de réalité psychique, qui était jusqu'ici pourvue d’un régime épistémique autonome indiquant une réalité ontologique à part entière, sous la gouverne de l’Inconscient, réalité hypostasiée comme foncièrement indépendante des "contingences corporelles, cérébrales et mondaines". (S. Freud dira même en 1909, que "L'Inconscient est le psychique lui-même et son essentielle réalité". (8)) Cela parait donc soumis à révision. Poser que - "l'esprit, le cerveau et les relations ne sont pas trois éléments séparés...(et) les concevoir comme "trois aspects d'une même réalité",- c'est à dire d'un flux d'énergie et d'information" - engage d'autres approches, cliniques et "techniques". (D, Siegel, op. cit)
Même s’il arrive encore que l’on soutienne l’idée que : « l’autonomie de la psychiatrie est … basée sur l’idée que le psychisme est un « système » à part entière de l’organisme » (et que) « c’est la pathologie de ce système qui constitue l’objet de la psychiatrie », l’autonomie de la psychiatrie paraît devoir être repensée selon de nouvelles perspectives, car l'idée du psychisme comme objet autonome, n'est plus tenable à n'importe quelles conditions (9).
F. BELLAICHE
(1) M. Borch-Jacobsen :" Le psychisme, qui n'est ni l'âme, ni la conscience, ni le cerveau, ni le système nerveux, est une entité partiellement opaque à elle-même car elle est elle-même soumise à toutes sortes de causalités psychiques la déterminant à son insu.". La Fabrique des folies, Editions Sciences Humaines, 2013.
(2) P. Aulagnier. La violence de l'interprétation - du pictogramme à l'énoncé, Paris, PUF,1975.
(3) D. Siegel : "L'esprit comme propriété émergente du corps et des relations, s'édifie dans le creuset des processus neurophysiologiques internes et des expériences relationnelles. En d'autres termes, l'esprit est un processus qui émerge à partir du système nerveux étendu à l'ensemble du corps, et aussi à partir des patterns de communication qui surviennent dans les relations à autrui. La structure et la fonction du cerveau en développement, sont déterminées par la manière avec laquelle les expériences, essentiellement les relations aux autres, se juxtaposent à la maturation génétique programmée du système nerveux". The Developping Mind, The Guilford Press, 2012,2015.
(4) Comme cela est attesté tous les jours, la maltraitance infantile reste à ce jour largement sous évaluée et largement sous diagnostiquée, et ce d'autant plus, que l'ouvrage de référence américain duquel dépend ensuite la validation internationale de moyens thérapeutiques jugés adaptés, continue symptomatiquement d'ignorer sa spécificité, pourtant largement documentée à ce jour (revues spécifiques et nombreux ouvrages didactiques). Ainsi l'un des experts internationaux des psychotraumas, B. Van der Kolk fustige-t-il cette négligence : "Les conséquences des abus et négligences sur les enfants sont beaucoup plus fréquentes et complexes que les impacts liés aux ouragans et aux accidents de la route. Cependant les décideurs qui ont élaboré notre système diagnostique ont choisi de ne pas reconnaitre cette évidence. A ce jour, après plus de 20 ans et 4 révisions consécutives, le DSM et le système entièrement fondé sur lui, ignorent toujours la catégorie des enfants victimes d'abus et de négligences - comme ils ignorèrent la situation désespérée des vétérans avant que la catégorie du PTSD ne soit introduite en 1980". B. Van der Kolk, The Body Keep The Score - Mind, Brain and Body in the Transformation of Trauma, Penguin, 2014.
(5) P-Cl. Racamier, Le Génie des Origines, Payot, 1992. La perversion narcissique, notion clinique élaborée par Racamier (et vulgarisée depuis, de manière parfois excessive) qui s'exacerbe comme "délire dans la relation", a mis à jour la dimension de l'interpsychique et de l "interactif" dans l'éclosion de la souffrance de l'entourage des personnalités perverses. Dans cette optique la relecture des cas princeps de Freud est édifiante (Schreber, le petit Hans, Dora etc...).
(6) D. Orange, Emotional Understanding, The Guilford Press, 1995. L'intérêt pour l'empathie est en France à nouveau depuis quelques années au goût du jour. On ne compte plus les articles de presse ou les essais de vulgarisation, sur ce sujet depuis 2010, sans compter les coachs qui en font la promotion jusque sur les ondes.
(7) A. Schore, The Science of the Art of Psychotherapy, Norton, 2012.
(8) S. Freud, L'interprétation des rêves, 1900, PUF,1967.
(9) V. Kapsambelis, Manuel de Psychiatrie Clinique et Psychopathologique de l’adulte, PUF, 2012.